2ème Lettre de Léon Ovide SCRIBE à son cousin germain, Georges CORNAILLE,
Romorantin le 27 Juin 1907
Mon Cher Georges
Comment diable peut-il se trouver des infortunés qui ont tant de peine à tuer le temps ? Pour mon compte il me fait leffet de senvoler avec la plus foudroyante des rapidités. Il me semble quil ny a que quelques jours que jai eu le plaisir de te voir à PARIS. Je suis allé, (en auto, naturellement) à AUTEUIL mais Mr R[E]Y était sorti avec sa femme ; cétait, je crois le lundi de Pâques ; MARIE mavait bien invité à y retourner mais cétait pour le samedi suivant. Partant le lundi & la journée du dimanche étant négative, cétait, par le fait, ma dernière journée à utiliser & javais encore pas mal de courses à faire, si bien quà mon grand regret , jai du lui répondre que cela ne métait pas possible ; à plus forte raison, je nai pas pu passer chez le gendre de BLANCHE ; je nai été quune seule fois dans ce quartier le dimanche après Pâques pour revoir Ju[el]s LEFEVRE rue de la Bruyère & je nai eu que juste le temps, après de regagner la rue Rousselet pour le déjeuner. [Il] reste, un dimanche, jaurais bien pu trouver la boutique fermée.
Je noublie pas la suite promise mais le temps senvole & je voulais, naturellement, joindre à celle ci une copie civilisée du petit dessin un peu informe que jai du portrait de notre aïeul Michel SOYEZ.
Le père de Mme[n] LEROY était officier de santé ; vers 1[7]60, [et] nétait pas encore si vulgaire. Comment se fit-il quil vint à se marier & sétablir à LIGNY EN CAMBRESIS ? Comment prit-il une paysanne des plus communes fumant une pipe en fer quelle portait passée au ruban de son bonnet ? mystère !
Il neut quune fille, notre grand mère &, comme il sembêtait outre mesure, un beau matin, on ne le trouva plus ; un mot laissé en évidence ne renfermait que peu de lignes : il partait chercher fortune et ne reparaîtrait quaprès réussite.
Plus ou moins longtemps après, il donna signe de vie ...... au notaire de LIGNY en lui faisant parvenir une certaine somme à placer en terres au nom de sa fille, Anne Josèphe SOYEZ. Cet argent était prélevé sur sa part de prises car il était chirurgien de corsaires avec SURCOUF. Ces envois se renouvelèrent & finalement atteignirent plus de 25 000, car c était la valeur réalisée qui constitua sa dot tous frais défalqués . Du reste, tu es peut-être à même de savoir exactement ce quelle apporta à notre Grand Père, ton père sétant beaucoup occupé de la liquidation entre 1857 & la vente de MASNIERES en 1862. En fin il écrivit à sa femme quil était devenu propriétaire à St DOMINGUE, sy était fait bâtir une maison, voulait sy fixer & allait revenir chercher sa femme & sa fille.
Effectivement, il vint mais ne dépassa pas ARRAS où il avait des parents. Il y mourut chez eux dune piqûre anatomique, accident qui lui était arrivé en disséquant à lhôpital en compagnie dun ancien camarade retrouvé médecin à ARRAS. Cette mort fus suspectée par la veuve dautant plus que les parents ne rendirent aucun bijou ni objet de valeur quelconque & quil avait du sen trouver dans le butin enlevé aux anglais.
Les parents dARRAS restituèrent uniquement les titres de la propriété de St DOMINGUE. Ces titres furent remis à maman LEROY, mais si mal conservés que les rats en dévorèrent une partie. Notre Grand Père les fit copier & supprima les débris des originaux. Jai eu entre les mains la copie ; il y était question de 4000 pas carrés, situés sur le quai faisant face à la mer ; cest tout ce que je me souviens ; mais en 18[8]0 il me fut impossible de remettre la main sur la dite copie qui avait été enlevée entre 18[58] & 18[60]. En même temps, jai constaté [une] autre disparition qui me fut sensible, celle dune petite lithographie daprès Michel ANGE, le jugement dernier, pièce si rare quelle est ignorée même au cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale !
Plus tard, jai connu un cousin de Théodore de [BAIN]VILLE qui avait dans ses att[r]ibutions, au Ministère, le règlement des indemnités pour les propriétaires spoliés par les Révolutions de St DOMINGUE ; [ny] aurait-il eu que la copie, en aurait-[on] encore quelque chose, mais rien de rien, pas lombre dune preuve ! Au reste, on lit fort bien [autour] du portrait au crayon linscription suivante :
" Tu pars, digne habitant de St DOMINGUE
" Reste encore deux ans & nous avons les INDES
Tu vois que le talent de versification de cet inconnu nétait pas plus relevé que sa connaissance du dessin !
La veuve de SOYEZ ne fut pas inconsolable ; elle pratiquait [la] chirurgie, prétendait que son mari avait été son maître & fit une opération célèbre à LIGNY en remettant en place les intestins dune femme éventrée par une vache & recousant la victime qui vécut des années après laccident. Quoiquil en soit, elle se remaria & eut des enfants. Combien ? Vers 1860, il vint [à MASNIERES] une vieille paysanne se déclarant la sur de maman LEROY qui parut édifiée sur la véracité de ce dire.
Voilà tout ce que je sais sur Michel SOYEZ & sa Veuve ; jai aussi entendu ma mère dire que dans ses dernières années, alors que [le] commerce de Papa [LEROY] était encore très modeste & que sa femme laidait à mettre le blé en sacs, le jour de lAscension, ils ne manquaient dalle[r] à la fête de LIGNY dans un chariot recouvert dune bâche éblouissante de blancheur.
Je tai raconté la terrible blessure reçue à [......] par notre Grand Père & à la suite de la quelle il fut réformé, revint à [MASNIERES] & se remit à faire valoir les terres de la maison. Cet état de choses dura deux ans environ : alors, [PHILIPPE] fut libéré, revint au gîte [&] notre aïeule dit alors simplement : " Voilà Philippe revenu ; tu [sais] Jean Louis, ce que tu as à faire, il est laîné. " Le père vivait encore mais ne comptait plus depuis longtemps. Sur ce, notre Grand Père sen fut à la recherche dune position sociale & ne trouva que la direction dun moulin à vent. Cela dura quelques années quil passa phil[oso]phiquement à essayer de connaître le temps à lavance & [à] apprendre par quelques épis le rendement probable de la récolte du blé. Il prétendait y avoir réussi ; après quoi, il se [mit ......................] Sa première opération fut proportionnée à ses maigres ressources ; ce [fut] lacquisition dun sac de [haricots] blancs revendu avec [1 Fr 30] de bénéfice. Ce succès lui fit rêver dopérer en grand ; ayant appris quil [exis]tait à LIGNY une héritière à la tête de 25.000 en terres réalisables facilement, cétait bien son affaire ; mais il y avait deux obstacles. Dabord, il était protestant & le frère du chirurgien était curé ; ensuite, les jeunes gens de LIGNY prétendaient que lhéritière, unique [de] leur commune revenait de droit à lun deux & avaient formé ligue eff[ecti]ve contre tout étranger suspect de viser à la leur enlever.
Du côté du curé, cela sarrangea avec la promesse que les [gars] seuls seraient protestants mais que les filles feraient leur première communion & opteraient à 20 ans entre les deux religions ; ainsi fut [fait] & seule notre tante [en] changea à 20 ans ou un peu avant.
Quant à la ligue, il y eut un soir une embuscade sur le re[....] mais la leçon fut si dure que lag[g]ression ne se renouvela pas. Je n[en] sais pas plus long.
Le mariage se fit donc ; les terres furent vendues & le commerce de blé fondé à CAMBRAI, je ne sais plus où, mais dans une rue é[troi]te ; ce ne fut que plus tard que notre Grand Père fit lacquisition de la maison où jai connu un épicier (je crois), Mr [BOU]LANGER CHAMON chez qui on dînait à la fête du [15] Août.
Je marrête là pour ce soir ; dans la prochaine, ce sera [18] & linvasion nocturne des anglais doù il tira un parti inespéré ; le grand événement de sa vie !
Mes amitiés à ma cousine & à ton fils & successeur ; ne moublie pas auprès dAlfred & des siens. Je vous embrasse tous les deux.
Ton cousin bien affectionné